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société

Nuance et mesures concrètes, conditions pour que «Black Lives Matter» change l’histoire

Par Hind Fraihi, traduit par Jean-Marie Jacquet
1 juillet 2020 6 min. temps de lecture Hind Fraihi

Hind Fraihi n’a pu s’empêcher de faire le rapprochement entre les manifestations Black Lives Matter d’aujourd’hui et la Querelle des Iconoclastes de 1566, et ce pas seulement parce que, dans les deux cas, toutes sortes de héros peu reluisants vacillent sur leur piédestal. La période cruciale de l’histoire des Pays-Bas à laquelle elle fait allusion marqua le début d’un conflit durable et enfonça un coin dans la société de l’époque. «Si la vague de protestations de 2020 continue de s’engager à fond sur la voie de l’identitaire, le scénario risque de se reproduire».

Il n’y a pas de mal à abattre, littéralement, l’effigie d’un esclavagiste aussi notoire qu’Edward Colston, qui embarqua vers l’Amérique plus de 100 000 Africains, hommes, femmes et enfants.

De même qu’il n’y en a pas à déboulonner les statues érigées à la gloire du célèbre «roi de l’esclavage» que fut Léopold II. Les deux personnages ont beaucoup de sang sur les mains. Les débats qui font florès sur le nombre de leurs victimes sont purement anecdotiques et ne changent rien au problème. Affirmer qu’il faut laisser leurs effigies en place pour ne pas «gommer» un pan de l’histoire est tout aussi discutable. L’histoire s’apprend dans les livres et à l’école, où on ferait d’ailleurs bien de s’intéresser davantage à ces faits du passé. Et les statues ne servent qu’à enjoliver l’espace public.

Il ne fait certainement pas moins bon vivre depuis que Colston ne trône plus sur sa ville de Bristol, et le monde ne perdra rien non plus à ce que Léopold II bascule de son socle à Bruxelles, Ostende ou Arlon. Mais le monde deviendra-t-il meilleur pour autant? C’est une tout autre question.

La remise en cause du passé colonial semble en effet prendre une extension démesurée sous l’impulsion de certains activistes. Une manifestation pacifique a eu lieu à Gand devant la statue du roi Albert Ier, parce que c’est sous son règne que le Congo est devenu colonie belge. Un buste du roi Baudouin a été maculé de peinture rouge à cause de l’implication présumée du monarque dans l’assassinat de Patrice Lumumba. Aux Pays-Bas, le groupe d’activistes Helden van Nooit (Héros de jamais) a dressé une liste de personnages historiques qui doivent disparaître du paysage urbain. Il s’agit pour la plupart de navigateurs renommés de la compagnie des Indes orientales tels que Piet Hein, Jan Pieterszoon Coen, Witte de With ou Michiel de Ruyter. Mais sur cette liste figure aussi quelqu’un comme Pim Fortuyn en tant que «fervent adepte de l’homonationalisme».

L’exemple le plus frappant, c’est outre-Manche qu’on le trouve. Au cours d’une manifestation Black Lives Matter, une statue de Winston Churchill a été badigeonnée et ornée des mots was a racist. Il faut sans doute remonter au London Blitz pour voir la Grande-Bretagne ainsi menacée dans son identité.

Churchill est tel que les Britanniques aiment se voir eux-mêmes; individualiste à tout crin, visionnaire opiniâtre, homme d’État impavide et qui se situe du bon côté de l’histoire. Il nourrissait pas mal de préjugés racistes à l’encontre des Indiens, des gens de couleur et des musulmans et a été à la base d’une des plus sévères disettes du siècle dernier. Mais on oublie allègrement tout cela en raison de sa victoire sur le nazisme.

Le sort réservé à la statue de Churchill contraint l’Occident tout entier à regarder ses «héros» d’un autre œil. À prendre conscience du fait que l’histoire n’est pas vécue par tout le monde de la façon dont elle est présentée dans les livres. Ainsi, par exemple, la fin du terrible régime nazi a revêtu une importance considérable pour l’Europe, mais son effet a été à peine perceptible au sein des populations qui vivaient dans une colonie ou appartenaient à une minorité victime de discriminations. Aux États-Unis, il a fallu attendre jusque bien tard dans les années 1960 pour que prenne fin la ségrégation qui avait coulé en forme de lois le statut des Noirs comme citoyens de seconde zone. La France s’est cramponnée à son rang de puissance coloniale avec un tel pathos qu’on ne pouvait être surpris de la voir se lancer dans les sanglants conflits d’Algérie et d’Indochine. Les Pays-Bas ont eu des actions moins retentissantes, mais controversées, en Indonésie. Et la Belgique a joué un rôle très douteux lors de l’accession du Congo à l’indépendance.

Une frange du mouvement «Black Lives Matter» prend peu à peu l’allure d’un cercle fermé sélectionnant les personnes qui, sur la base de la couleur de leur peau, peuvent prendre part à la lutte contre le quasi allégorique Homme blanc et son white privilege.

La question est de savoir quelle facette retenir en priorité. Homme d’État et sauveur de la nation, ou leader raciste et responsable d’une famine? Héros des océans ou esclavagistes? Roi ou vil exploiteur d’une colonie? Mais, pour y répondre, on ne peut se contenter de brandir des slogans tels que «La vie des Noirs compte aussi» ou de mener des raids anticoloniaux contre des effigies ou des noms de rue. Sans parler des réseaux sociaux, où la querelle s’amplifie à l’excès.

Il est urgent que le nouveau mouvement de blacktivisme abandonne son orientation identitaire. Car à l’indépCurieuses enchères pour déterminer quelles sont les plus grandes victimes de l’histoire, avec la colonisation et l’esclavage comme paramètres. Mieux vous démontrez que vos aïeux ont été soumis à l’esclavage, plus vous avez le droit de vous exprimer. Un droit parfois même exclusif. Si bien que la compétition se circonscrit à l’opposition Alt Black
Far Right. Sans aucune place pour les nuances, y compris en termes de degré de métissage.

C’est que tout est émotionnel. Cela peut se comprendre, tant les poignantes images de la mort par étouffement de George Floyd ont laissé chacun de nous pantois et révolté. Une scène inqualifiable s’ajoutant à des années de mépris, de discrimination et de racisme d’une part, au fait que les décideurs tardent ou renâclent à y changer quoi que ce soit d’autre part. Cela donne un mélange explosif de frustration et de fureur qui se déchaîne non seulement contre les symboles des injustices passées, mais aussi contre la communauté blanche dans son ensemble.

Bien sûr, pouvoir crier «L’innocence des Blancs n’existe pas», clamer fièrement que la peur a changé de camp (Fear has switched sides) ou écrire que «Les Blancs ne peuvent se racheter qu’en consacrant leur fortune à réparer individuellement des injustices commises à l’encontre de personnes ou d’organisations noires» peut agir comme une thérapie, un baume sur une âme blessée. Mais cela ne résout rien, bien au contraire. Cela revient à rejoindre des racistes comme ceux qui, à cause de mes racines marocaines et de ma culture musulmane, estiment que je dois répondre des attaques du 11 septembre 2001 à Manhattan ou des attentats du 22 mars 2016 en Belgique. De même, les méfaits de la colonisation et de l’esclavagisme ne justifient pas une accusation sans discernement de toute la communauté blanche.

George Floyd peut devenir la Rosa Parks de notre génération. Un «incident» qui modifie le cours de l’histoire. Mais il faut donner un sens à la colère. Recadrer, avec des dispositions concrètes pour faciliter la vie aux victimes de discriminations. En commençant par effectuer des tests, surtout sur le marché du travail et celui de l’immobilier. Lancer une campagne BDS (Boycot, Désinvestissements, Sanctions) contre les entreprises et organismes coupables de discriminations. Enfin, nuancer le débat public en évitant d’accorder un poids excessif à la décolonisation. Il importe de mettre le doigt sur les fautes du passé, mais sans hypothéquer l’avenir. L’avenir requiert une action politique. S’il y a également de la place pour la thérapie, ce n’est pas dans la rue, en dressant des groupes les uns contre les autres, qu’il convient de la pratiquer, mais sur le divan du psychiatre.

Portret Hind Fraihi

Hind Fraihi

journaliste d'investigation, chroniqueur et auteur
photo © Mariëlle Degeeter

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